Carole
Melchior

Texts

 

 

Carole Melchior – Eleutheromania 

Christophe Gallois

 

Eleutheromania : ce mot énigmatique, dont Carole Melchior a immédiatement aimé la sonorité, possède une signification qui enchante. Formé à partir du grec ancien, en combinant les termes eleuthería  liberté, indépendance – et mania, il désigne le désir intense, voire excessif pour la liberté. En le choisissant comme titre pour son exposition personnelle au centre d’art Nei Liicht, la photographe nous invite à envisager son travail à l’aune de ce désir.

 

La «  liberté excessive » qui anime l’œuvre de Carole Melchior se situe tout d’abord dans la relation qu’elle entretient avec le monde, par le prisme de la photographie. Fruits de moments d’immersion dans l’intensité du réel, instants captés « dans le temps de la vie qui défile1 », ses photographies prolongent quelque chose du flux vital dont elles proviennent. « Il y a un certain vertige, le temps et l’espace deviennent sensibles2 », dit-elle à propos des moments qu’elle choisit, spontanément, de photographier. Il s’agit moins de saisir un « instant décisif », de témoigner d’une réalité ou d’enclencher une narration, comme on l’attend souvent d’une photographie, que de puiser dans « l’épaisseur de la durée3 » des impressions, des sensations, des affleurements, des surgissements, des textures, des « copeaux de présent4 ». 

 

Cette approche confère à ses photographies leur qualité souvent mémorielle, pensive, onirique. « Comment se révèle notre mémoire, comment se construisent nos pensées, comment se fondent nos souvenirs5 ? », interrogeait-t-elle à l’occasion d’une précédente exposition personnelle6, dont le sous-titre, Les fondations du rêve, formulait l’une des lignes de force de son œuvre. Dans ses photographies, les instants passés se mêlent aux présages, l’observation du monde se conjugue avec l’exploration de nos univers intérieurs. Émerge alors de sa pratique la possibilité d’une photographie comme pensée telle que la décrit Jean-Christophe Bailly dans L’Instant et son ombre : « Non pas la pensée en action d’un sujet qui dirait “je pense” (et ce qui s’ensuit…), mais une sorte de pur envoi ou d’action passive se déroulant, s’embobinant entre un sujet et le monde7. »

 

Comme dans le monde des rêves, la nature de ces images dépasse souvent la simple visibilité. « Je tente, dit Carole Melchior, de capter l’esprit de quelque chose8. » Dans un entretien conduit à l’occasion de la publication de son livre Apprendre à dormir la nuit (2018), elle convoque à ce propos ce beau fragment du journal de la photographe et écrivaine Alix Cléo Roubaud : « Dans quelle mesure ce qui “sort du noir”, naît du “rien” est-il conforme au souvenir de l’image prise. Car le photographe n’a pas seulement vu le monde, il l’a au même moment rencontré plus ou moins simultanément, avec les autres sens ; il l’a entendu, respiré, goûté, touché même9. » Les photographies de Carole Melchior ouvrent souvent l’image à ces autres dimensions. Par l’évocation d’univers sonores, musicaux ou cinématographiques, par l’attention qu’elles portent à la tactilité de certains objets, par leur capacité à incarner une atmosphère, un souffle, une respiration, elles traduisent tout autant l’épaisseur que la subtilité des moments d’où elles affleurent. « L’espace du visible est connecté10 », indique-t-elle. 

 

La liberté qui traverse le travail de Carole Melchior, c’est également celle des images elles-mêmes : leur existence propre, leur survivance, leur persistance, leur métamorphose – autant de mouvements qui trouvent dans le regard leur premier vecteur. « il y a l’image que l’on voit, et puis celle qui se forme11 », indique l’artiste. Ses photographies, note François De Coninck, « s’immergent en nous comme le font nos images mentales12 ». Elles explorent la porosité des relations entre les images que nous voyons et les images qui nous habitent, entre ce dont nous nous souvenons et ce que nous imaginons. 

 

Au sein des « notes visuelles » qu’elle accumule au fil du temps, Carole Melchior extrait, souvent après un temps de latence, les images dans lesquelles « quelque chose échappe », « quelque chose advient13 », malgré elle. Nous touchons ici à « l’inconscient optique » qu’évoque Walter Benjamin dans sa Petite Histoire de la photographie : cette « part d’inconnu que recèle, pour celui-là même qui la prend, toute photographie14 », selon la définition limpide qu’en donne Jean-Christophe Bailly. L’inconnu que recèlent les photographies de Carole Melchior est le moteur inépuisable de leur existence. Elles se déposent en nous, sans crier gare, détachées de toute provenance et de toute destination. Une phrase de Robert Bresson qu’elle plaçait en préambule de son projet Apprendre à dormir la nuit incarne cette dimension : « J’ai rêvé de mon film se faisant au fur et à mesure sous le regard, comme une toile de peintre éternellement fraîche15. » 

 

Pour la plupart inédites, réalisées à partir de prises de vue faites durant ces six dernières années, les photographies rassemblées dans l’exposition procure cette étrange sensation : celle d’apparaître sous nos yeux, à la surface du papier, au moment où notre regard se pose sur elles. Il s’agit d’images libres, singulières, autonomes, entre lesquelles se tissent pourtant de multiples « liens secrets16 ». Plusieurs d’entre elles ont été prises lors de moments passés par l’artiste en compagnie de personnes qui lui sont proches : à l’occasion d’une promenade, d’une danse improvisée, de la visite d’une exposition, ou encore d’un trajet en métro. Ce sont le plus souvent des femmes, et l’artiste souligne le sentiment de sororité qui pénètre l’exposition. D’autres sont des photographies d’écrans, prises durant le visionnage d’un film ou d’un clip vidéo. Chaque fois, dans ces instants qui peuvent sembler anodins, il s’agit de figurer l’émergence discrète d’un sentiment, d’une impression, d’un accord – dans un sens qui pourrait être musical – entre une personne, un geste, un objet, un motif, une lumière ou un lieu. Chaque fois également, une « brèche » s’ouvre dans l’image : dans la trame d’une étoffe, dans les ondulations d’un motif ou d’une chevelure, dans les plis d’un vêtement, dans le scintillement d’un objet, dans les aspérités d’un film d’archive, dans les nuances de lumières qui parcourent un feuillage. « Mes photographies, écrit Carole Melchior, ne montrent pas quelque-chose de bien défini, elles s’attèlent à découvrir des brèches. Nous touchons les images des yeux, elles nous pénètrent, elle résonnent en nous17. » Le sens, dans ses photographies, entre par effraction, avec une infini délicatesse. 

 

1Carole Melchior, dans « La sombre intimité de Carole Melchior, photographe », entretien publié sur le blog L’Intervalle : https://lintervalle.blog/2018/04/29/la-sombre-intimite-de-carole-melchior-photographe/

2Ibid.

3Ibid. Carole Melchior emprunte ce terme à Henri Bergson.

4Roland Barthes, La Préparation du roman. Cours au Collège de France 1978-79 et 1979-80, Paris : Seuil, p. 197.

5Carole Melchior, art. cit.

6Carole Melchior, Apprendre à dormir la nuit. Chapitre premier : Les fondations du rêve, LUCA – Luxembourg Center for Architecture, 2015.

7Jean-Christophe Bailly, L’Instant et son ombre, Paris, Seuil, 2008, p. 91.

8Carole Melchior, art. cit..

9Alix Cléo Roubaud, citée dans Hélène Giannecchini, Une image peut-être vraie. Alix Cléo Roubaud, Seuil, 2014. 

10Carole Melchior, art. cit.

11Ibid.

12Texte publié sur le site de l’artiste.

13Carole Melchior, échange oral avec l’auteur, août 2019.

14Jean-Christophe Bailly, op. cit., p. 86.

15Robert Bresson, Notes sur le cinématographe, Paris, Gallimard, 1995, p. 125.

16Carole Melchior, échange oral avec l’auteur, août 2019.

17Carole Melchior, art. cit.

 
 

Apprendre à dormir la nuit est le premier livre publié de l’artiste Carole Melchior.

D’une composition très soignée, cet ouvrage est une cosa mentale, une plongée dans les arcanes de la mémoire et des émotions premières.

Construit selon la logique intime de la poétique des fragments reliés, de nature mystérieuse pour qui les reçoit la première fois, Apprendre à dormir la nuit questionne le temps, sa perception, et ce qu’il reste de ce que l’on a vécu, de nos expériences.

Flux de conscience, le travail de Carole Melchior est sensible aux lumières persistant dans la nuit, et à la présence d’un inactuel très contemporain au cœur de l’existence, comme une réserve d’être brut quand tout fuit ou menace...

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Fabien Ribery, avril 2018

Les images proposées par Carole Melchior sont issues d’une série photographique intitulée Apprendre à dormir la nuit – Chapitre premier : Les fondations du rêve. L’artiste ne pouvait être plus précise sur un sujet aussi flou : ce sont bien les fondations, et donc les constellations, les condensations et les ondulations du rêve projeté à l’arrière de nos crânes, sur la paroi humide et sombre de notre cerveau, que ces images hypnotiques de baigneuses aux contours difformes, blanchâtres et dilués dans la nuit nous invitent à explorer. Car il est des images qui ne sont pas faites pour la lumière : le rêve le sait et chaque nuit le prouve, ajouterait Pascal Quignard, pour qui l’homme est un « regard désirant qui cherche une autre image derrière tout ce qu’il voit ». Il est ici question du temps – de son mouvement, de ses vagues, de son ressac, de son bruit mat et de ses plis au plus intime de nous-même. Les images que nous voyons, sans aucun doute, viennent d’ailleurs – ailleurs dans le temps comme dans l’espace. Affleurant à la surface du papier, ces images fabriquées par Carole Melchior atteignent ainsi leur but : elles s’immergent en nous comme le font nos images mentales. Et ce faisant, elles nous invitent à un travail d’interprétation, de déchiffrement d’une matière vive : les souvenirs, les désirs, les regrets, les pensées, les émois qui s’agrègent et se sédimentent pour former ces images latentes qui naissent durant notre sommeil – ce temps suspendu où notre conscience, en se relâchant, en se liquéfiant, se refluidifie. Apprendre à dormir la nuit nous parle ainsi de la métamorphose constante des images en nous, de la fabrique souterraine de nos souvenirs, du réel indicible auquel on se frotte et de l’inscription du fatras que constitue le vécu de tout un chacun dans la durée psychique, ce courant souterrain de l’existence.

François de Coninck, mai 2016

Serendipität: Neue fotografische Positionen von

Laurianne Bixhain und Carole Melchior

Obwohl die fotografischen Arbeiten von Laurianne Bixhain und Carole Melchior separat entstehen, haben sie eine ähnliche Bild-Sensibilität und- Materialität die zu einem kohärenten Ganzen in der Ausstellung führen.  Beide rufen durch ihren kreativen Umgang und ihre Serendipität mit der Fotografie neue Analogien und Verknüpfungen hervor. Während Laurianne Bixhain sich mit der Rezeption der digitalen Bildern, in einer globalisierten und mobilen Welt auseinandersetzt, bricht Carole Melchior unsere Sehgewohnheiten durch laterales Denken das ihre sichtbar gewordenen „unsichtbaren“ Dinge in ihren Fotos auslösen. In den Ausstellungen von Laurianne Bixhain und Carole Melchior (manchmal sind sie Kuratorinnen und Künstlerinnen zugleich)  erscheinen sowohl innerhalb der persönlichen Serien wie auch in der Konfrontation der ausgewählten Arbeiten der beiden Künstlerinnen immer wieder neue Bildkonstellationen beim Zuschauer. Die Sensibilität der beiden Künstlerinnen zeigt dass für sie die Fotografie nicht nur abbildet sondern durch das Experimentieren immer wieder zu neuen Konstruktionen von Wirklichkeit führt.

Paul di Felice

Des parcelles de temps et des captations d’écrans constellent les pans de mur. Des surfaces tramées émettent un bruit blanc, ça vibre et ondule comme pleins de vaguelettes, de petits plis. Les images que nous voyons viennent d’ailleurs. Leur territoire est inconnu. Elles nous invitent à basculer dans l’imaginaire, à explorer les fondations du rêve, comme attirés par le mouvement de flottement des baigneuses qui semblent être peintes, diluées à l’eau.

« Apprendre à dormir la nuit » nous parle de la métamorphose des images, de la fabrique des souvenirs, de la création d’une durée psychique et tente d’interroger ce qui produit du réel.

 

Laurianne Bixhain